Sud Soudan : une paix introuvable ?

Maria Biedrawa est membre du Mouvement International de la Réconciliation. Actuellement, elle est présidente du MIR-France. Elle est une spécialiste de la non-violence. Cette Autrichienne passe la moitié de son temps en Afrique pour former des responsables à la réconciliation. Sa carte de visite est inhabituelle : « Non-violence active inspirée de l’Évangile, dynamique de réconciliation, diacre de paix, formatrice, consultante ».  Elle a effectué plusieurs missions pour la DCC par exemple et d’autres organismes. Voici le compte-rendu de sa dernière mission au Sud Soudan.

Lettre de l’Afrique – Août 2016

Cher-es ami-es,

Le calme de cet été m’a permis de revisiter les rencontres de ces derniers mois, dont le mois de février passé au Congo avec la Commission Justice et Paix de Pointe Noire, et un mois au Sud-Soudan au printemps. Dans cette lettre, j’aimerais vous parler un peu de ce dernier pays. J’y étais au nom de la DKA, Dreikönigsaktion Austria (Œuvres Pontificales de Mission – Autriche) qui y soutient la Commission Justice et Paix, une antenne de radio, des projets d’éducation à la paix, un hôpital. Plus précisément à Rumbek, chef-lieu du Lake State, au centre.

CarteLe Sud-Soudan est le plus jeune pays du monde. Il a fêté ses 5 ans en juillet. Il doit son indépendance au travail tenace et uni des Églises pendant des décennies1. La fête a été gâchée par une nouvelle vague de violences politiques. Ce pays a connu des guerres à répétition depuis 1955 jusqu’à sa séparation d’avec le Soudan. Le Sud-Soudan est riche de pétrole, mais il ne dispose pas d’accès à la mer. Il reste donc en partie dépendant : les pipelines passent par le nord, c’est-à-dire par le Soudan. Un pipeline à travers le Kenya est en construction. Mais à l’intérieur aussi, le pays est déchiré par des conflits entre ethnies et, surtout, entre clans qui se disputent le pouvoir politique et le pouvoir économique. Celui-ci, dans cette culture, se compte en nombre de têtes de bétail. Le nombre de bovins dans ce pays est d’ailleurs plus élevé que le nombre d’habitants (environ 20 millions contre 12 millions). Les conflits, classiques pour les pays du Sahel, de vols de bovins et d’affrontements entre éleveurs (semi-nomades) et agriculteurs (séden­taires) sont aggravés par le changement climatique et la pénurie d’eau, ainsi que par l’insécurité due aux conflits armés qui rend impossible l’accès aux sources. Ces conflits anciens sont parfois instrumentalisés et alimentés par des intérêts politiques et économiques. Juste avant mon arrivée, un de ces affrontements dans un camp où était rassemblé du bétail a causé la mort de 120 jeunes. La question qui se pose est : d’où viennent les armes ? Selon le SIPRI, le Stockholm Peace Research Institute, les plus grands vendeurs d’armes au Sud-Soudan étaient en 2011 la Russie, et en 2013 le Canada, dépassé en 2015 par la Chine qui a, on le sait bien, besoin de pétrole pour maintenir sa croissance.

Solidarités internationales

Solidarités internationales

Pour mesurer les conséquences, tenons-nous en à la crise récente, commencée en décembre 2013 : selon OXFAM, on compte dans le pays 1,5 millions de déplacés internes et 750.000 réfugiés dans les pays limi­trophes ; 6 millions de personnes (la moitié de la population) auraient besoin d’aide humanitaire immédiate, et entre 15.000 et 16.000 enfants (souvent les gardiens des troupeaux) sont enrôlés dans des groupes armés. Multipliez cela par les conflits armés de ces 60 dernières années, vous pouvez imaginer le nombre de personnes qui ont été victimes ou témoins d’atrocités, qui souffrent des conséquences secondaires des conflits armés, comme le choléra. Depuis l’avion, on découvre alternativement des paysages magnifiques et des camps de déplacés à l’intérieur du pays.

Bishop Abraham Kenyi

Bishop Kenyi

Mais dans cette lettre, je veux vous présenter des artisans de paix. L’engagement pour la paix a conduit un évêque catholique, Bishop Paride Tabane Abraham Kenyi à fonder un village de paix, le Holy Trinity Peace Village Kuron2. Les habitants de ce village font ensemble de l’agriculture afin d’assurer leur autonomie alimentaire, ils ont des écoles et un dispensaire, ils font de l’éducation à la paix avec des jeunes de différentes régions et ethnies, mettent en scène des spectacles de conscientisation etc., tout cela dans le but de faciliter le vivre ensemble de toutes les communautés, d’améliorer ensemble leurs conditions de vie et d’ouvrir aux valeurs humaines et évangéliques qui nourrissent l’engagement pour la paix.

En plus des valeurs qui sous-tendent cette aventure, 8 expressions de la vie quotidienne sont mises en avant comme piliers du vivre ensemble : Je t’aime, tu me manques, merci, pardon, oublions, ensemble, j’ai tort, excuse-moi.

Il y a aussi le travail de la Commission Justice et Paix de Rumbek. Il est évident que deux défis majeurs doivent être pris à bras le corps : l’éducation des jeunes (les moins de 15 ans représentent 46% de la population) et la guérison des traumatismes collectifs d’une population où presque personne n’a connu la paix. C’est là où le trauma n’est pas pris en compte que fermente le potentiel de la vengeance. Les gens n’ont plus assez de force vitale pour prendre l’initiative de créer des alternatives socio-économiques. Quel défi !

C’était mon 2e séjour au Sud-Soudan. Le premier, en décembre 2014, était destiné exclusivement à une prise de contact, à l’écoute des acteurs. Cette fois-ci, il y avait sur notre programme une formation à la communication non-violente pour les prêtres, religieux et religieuses, et une semaine de formation aux principes de la non-violence active avec les jeunes leaders. Certains jeunes, prêtres, religieux ou religieuses avaient fait deux jours de voyage pour venir jusqu’à Rumbek. Certains avaient été témoins de hold-up sur la route. Ceux qui ont pris ce risque ont une grande foi et un grand amour pour leur peuple. La paix n’a pas beaucoup d’amis. A plus forte raison, les amis de la paix sont des cibles. Et ils le savent.

Une des choses qui m’ont le plus frappé a été la prise de conscience que je « parlais chinois ». Comment parler de la paix, de la justice, de la non-violence, de la dignité et de l’intégrité de la personne dans un pays où quasiment personne n’a connu la paix, où l’impunité est la sœur fidèle de l’injustice, où le droit humain et la dignité sont bafoués tous les jours – et où personne ou presque n’a jamais rien connu d’autre. Qui a vu ces autres étoiles, pour reprendre le symbolisme des trois mages ? Je me suis rendu compte qu’il fallait élaborer ces bases avant toute autre chose. Je veux consacrer une bonne partie des mois à venir à la rédaction d’un manuel pédagogique sur ces notions. Le défi n’est pas l’éducation à la non-violence ou à la paix, aussi noble que cela puisse être. Ici, le défi c’est l’éducation tout court comme un programme alternatif per se à la violence.

Le P. Nolasco et le P. Boriiface, deux spiritains, m’ont permis de découvrir quatre types d’écoles au fin fond de la brousse. J’aimerai vous emmener avec moi dans ce voyage. Nous partons de Wulu. Après une heure de piste, nous nous arrêtons.

Ecole n°1

École n°1

École n° 1 :

Vous voyez quelque chose ? J’étais stupéfaite quand le P. Nolasco m’a fait descendre de la voiture en me disant : « 1er type d’école ». Au fait, les pierres sont des « chaises » empilées. « Ah bon ? » « Oui, les enfants viennent le premier jour de l’année scolaire pour s’inscrire et le dernier jour pour réceptionner la petite somme de l’UNICEF. Mais entre les deux, il n’y a ni élèves ni enseignants. »
Sans commentaire.

École n° 2 :

Ecole n°2

École n°2

10 km plus loin, nous nous arrêtons dans une clairière. Il y a quelque 80 enfants et deux enseignants ! Ils sont là toute l’année, sauf quand les pluies rendent les déplacements impossibles. Les enfants sont regroupés sous un arbre selon leurs âges et leur niveau scolaire. Souvent ils sont une quinzaine.

Au milieu du groupe, je détecte 2 ou 3 filles. Un des deux adultes est enseignant. Les circonstances l’ont promu principal. Son collègue est un villageois qui a pu lui-même aller à l’école quelques années. A deux, ils tournent entre les arbres. Ils viennent munis de l’ardoise qui sera accrochée à l’arbre. Si cette école n’est peut-être pas un lieu de grand apprentissage intellectuel, c’est déjà un lieu de socialisation entre pairs, avec en face d’eux des adultes qui assument leur rôle. Les élèves apprennent à écouter, à mémoriser, à se parler. C’est déjà beaucoup. Les « élèves » de l’école précédente n’ont pas cette chance, beaucoup de jeunes dans les camps de rassemblement du bétail non plus.

Nous continuons la route. Au bout de 4 heures de voyage, nous nous trouvons devant L’école n°3 :

Ecole n°3

École n°3

Je rêve ! Une vraie maison ! Pas de bancs à l’intérieur, mais ne demandons pas tout à la fois. L’école n’existe que depuis quelques mois. Son existence est en soi un miracle. Il y a 4 vrais enseignants venus en mission depuis l’Ouganda. Ils ont appris la langue locale et gagnent petit à petit la confiance des villageois, qui voient bien la différence avec les autres «écoles», et qui sont convaincus de l’importance de l’enseignement pour l’avenir de leurs enfants et de leur pays. Ils savent apprécier leur chance que l’école soit venue jusqu’à eux.

Il y a beaucoup de filles ! Le P. Nolasco les admet même avant l’âge de 6 ans, car, dit-il, chaque année de scolarisation d’une fille est une année gagnée sur le mariage forcé. Plus elle est scolarisée, plus elle pourra résister – et moins les garçons la voudront, ce qui la protège. Le directeur de l’école a appris cela récemment à ses dépens. Les filles sont mariées très tôt. Un jour, la famille d’un homme vient chercher à l’école la fille promise en mariage. Elle vient se réfugier dans le bureau du directeur et l’implore de la cacher. Ce qu’il fait. Quand il explique à la famille que ce genre de mariage est contraire à la loi, il est tabassé et se retrouve en prison. C’est là que Radio Good News à Rumbek prend le relais. Ses journalistes se mettent à diffuser cette histoire, si bien qu’elle finit par se retrouver au centre des conversations dans tous les espaces publics et les églises. Peu à peu, le message passe, au moins pour cette fois-ci. L’enseignant est libéré. Les autres cas similaires profitent aussi de cette agitation générale. Le directeur garde de cette aventure une dent en moins, un grand sourire sur le visage et une conviction renforcée. Le « deal » avec la famille : la fille pourra aller à l’école jusqu’à l’âge de 14 ans. Après, on verra si le garçon la voudra encore. Verdict pour la fille : acquittée ! Gagné !

Exercices

Cahier d’exercices

En me promenant, je vois un tas de pierres comme à l’école n°1. Ici, c’est la future cuisine, car chaque enfant reçoit aussi un petit repas : 1 bol de bouillie (une sorte de porridge) avant de repartir chez lui.

Je repère aussi quelque chose sur le sol sableux. Le voyez-vous ? Quand le papier et les crayons sont précieux, on utilise le sable et une branche pour faire ses exercices. Cela, il y en a en abondance.

Le rêve du P. Nolasco : ajouter chaque année une classe jusqu’à arriver à un lycée qui mène au bac, avec également une formation à un métier pratique, ainsi qu’une formation sur les compétences de paix.

École n°4 :

Ecole-sous-l'arbre

l’école-sous-l’arbre

Le lendemain, son confrère, le P. Boniface, insiste pour m’emmener dans sa nouvelle paroisse, à une heure de voiture de Rumbek.

La route nous fait traverser une nature magnifique, des camps de rassemblement du bétail, une petite ville, et nous arrivons à un village ancestral. Nous laissons la voiture à côté du chantier du nouveau presbytère et marchons quelques minutes à travers la savane. Nous nous arrêtons sous un arbre qui déploie son ombre sur quelque 150 enfants et jeunes, filles et garçons. Bienvenue ! Vous êtes dans une école d’élite !

Non que ce soient les enfants des plus riches. Non que la construction et le matériel soient les meilleurs du canton. C’est une école d’élite parce que le P. Boniface et le chef traditionnel du village voulaient fournir le meilleur enseignement, et par là même convaincre les autorités qu’un enseignant doit être formé. Et bien que « l’école-sous-­l’arbre » n’existe que depuis quelques mois, elle a obtenu la 2e place lors des examens de fin d’année scolaire dans la circonscription. Le chef de village a ensuite mis à disposition un très grand terrain pour y construire progressivement un village d’écoles. Je le ressens comme la « fabrique de l’avenir ».

Pendant le voyage de retour, nous devons ralentir dans un village. Une fête se prépare. Quelle n’est pas ma joie de découvrir que c’est NP, Nonviolent Peaceforce, qui, après de longs mois de médiation, célèbre maintenant avec la population une fête de réconciliation. J’ai une énorme estime pour NP qui assure la protection et l’intervention civile dans des situations de conflit armé, alors que ses membres ne portent absolument aucune arme. Nous devons être de retour avant la tombée de la nuit et ne pouvons pas nous arrêter. Mais dans mon cœur, je les embrasse tous, ces frères et sœurs inconnus, avec qui je me sens tellement en communion3. Nous ne pouvons pas nous arrêter, mais simplement, dans la voiture, nous accompagnons leur célébration – et leurs activités au quotidien que nous savons plus risquées, dans la prière. C’est comme une réaction en chaine de l’espérance, des étoiles tombées sur la terre.

Le cadeau

Le dîner !

La femme du chef de village nous a offert un poulet que nous mangeons le soir avec appétit. Nous avons invité deux amis très engagés de l’Education Department du diocèse de Rumbek.

Je leur partage ce qui me traverse l’esprit après toutes ces visites d’écoles. Je pense particulièrement au « type 2 », situé dans les camps de bétail. « Comment un jeune peut-il apprendre dans de telles conditions ? Est-ce possible quand, après l’école, ils vivent à la belle étoile, sans livres, sans cahiers, sans personne qui s’intéresse à ce qu’ils ont appris ? Et si cette première étape est manquée, les jeunes n’iront pas plus loin etc. » L’un de nos deux amis, un chargé de projet pétillant de créativité, m’écoute attentivement et, avec ce petit sourire que parfois les gens affichent quand ils livrent un joyeux secret, il commence à raconter son histoire.

« Oui, il était gardien de troupeaux. Il avait déjà dépassé l’âge de 10 ans quand la première « école-sous-l’arbre » est arrivée dans son camp. Sans cahier, sans livre, sans ardoise, tout comme je l’ai vu et dit. « De toute façon, que fais-tu avec un cahier qui se décompose tout de suite pendant la saison des pluies ? Nous étions nus la plupart du temps. Crois-tu que nous aurions eu de quoi protéger un bout de papier ? »

Mais il a trouvé la technique, sa technique ! Quand l’enseignant écrivait quelque chose sur la grande ardoise, il faisait une « photographie mentale » de ce qu’il voyait et le stockait dans sa mémoire. La nuit tombée, quand tout était calme, allongé, il se remémorait cette photographie et en apprenait le contenu. Le lendemain, il était le premier à répéter la leçon de la veille. Son entourage était frappé par son intelligence. Oui, c’était la première marche. Aujourd’hui, son engagement porte entre autres sur l’éducation des jeunes dans les camps de rassemblement du bétail, car tous ne parviendront pas à découvrir « leur technique ».

Dans quelques jours, je repars pour la troisième fois à Bangui en République Centrafricaine. C’est là que le Pape François, le 8 décembre dernier, a ouvert l’année de la miséricorde, aussi chère aux chrétiens qu’aux musulmans. La Plateforme des confessions religieuses pour la paix y propose une série de formations pour les leaders religieux chrétiens et musulmans et les jeunes leaders de ces communautés. Cet été, je me suis imprégnée des écrits de Christian de Chergé, en me laissant guider par le livre de Christian Salenson « Une théologie de l’Espérance »4. Je vous laisse avec cette belle parole de Christian de Chergé sur le « Saint Esprit « dont la joie secrète sera toujours d’établir la communion et de rétablir la ressemblance en jouant avec les différences. »

Que cet Esprit guide tout le travail que nous reprenons ces jours-ci.

Maria

 … et merci de tout cœur à vous tous et toutes qui me/nous soutiennent par votre amitié, votre prière et vos dons.

Ecoliers

Pour ce sujet, on pourra lire aussi l’article du Monde de juillet 2016 : le point sur les combats au Sud Soudan
1 Si vous voulez en savoir plus : How South Sudan’s churches attempted to heal the political rifts ou en français, demandez le Cahier de la Réconciliation 2015 du MIR France
2 Welcome to Peace Village in Kuron                               
3 Nonviolent peaceforce 
4 Christian Salenson : une théologie de l'Espérance, Bayard éditions, 2016

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